Combe est passé me chercher vers sept heures. J'avais déjà bu deux
whiskies et on en a descendu deux autres, il avait besoin de ça
pour supporter. Il aimait la boxe mais c'était sa fille, et ça lui
vrillait le ventre de la voir encaisser les directs au foie, de
sentir les crochets glisser sur le cuir des masques de protection.
On a pris sa voiture, un vieux modèle aux fauteuils éventrés. On
avait l'impression de rouler dans un cendrier géant. À l'arrière
une couverture pleine de poils recouvrait la banquette, parsemée de
papiers, de chemises cartonnées et d'enveloppes non ouvertes. Les
Suites pour violoncelle emplissaient
l'habitacle, la nuit leur allait bien, et le défilé des feux
troubles à l'horizon, le ruban des voitures au milieu des champs
fuyant vers la ville. Combe était silencieux, inhabituellement
tendu, de temps à autre il fredonnait de sa voix grave et
onctueuse, me regardait à la dérobée, comme sur le point de
prononcer des mots qu'il ravalait aussitôt, et retournait à la
route, absorbé par l'horizon noir. Je me suis enfoncé dans mon
fauteuil et j'ai fermé les yeux, la sensation de déplacement,
l'alcool et la musique me plongeaient dans une ouate tiède et
douce, j'étais lourd et paisible, comme au bord de sombrer dans le
sommeil.
Le toit de plastique ondulé était couvert de feuilles mortes et les poutres s'écaillaient en lambeaux de peinture. Dans le hall aux murs rosés se déplumait un sapin maigre, quatre boules et trois guirlandes lui faisaient office de décoration, on a tendu nos billets à des hôtesses tirées à quatre épingles et pailletées, leurs peaux brillaient et leurs pommettes se coloraient d'un rose tirant sur le fuchsia. Au comptoir un type tirait des bières dans des verres en plastique, on en a pris quatre et on est entrés dans la salle, Combe avait une préférence pour les gradins, d'après lui on voyait mieux que sur les chaises. Personnellement je n'en étais pas convaincu mais je n'ai rien dit, autour de nous les gens s'installaient en bavardant, le gymnase semblait beaucoup trop grand pour le ring et le parquet grinçait sous les chaussures. Soudain les lumières se sont éteintes et la voix du speaker s'est perdue dans l'espace. Tout le monde s'est mis à gueuler ou à siffler. La salle a rétréci d'un coup, un projecteur immense a arrosé l'aire de combat et on n'a plus vu qu'elle. Des lumières se sont mises à clignoter et on a envoyé les fumigènes. Les infrabasses faisaient vibrer le sol, je les sentais jusque dans ma poitrine. Un type en chemise blanche et pantalon noir est entré micro en main, d'une voix de canard il a annoncé le programme de la soirée, il avait les cheveux teints et la gueule cassée. À chaque nom les gens hurlaient, les applaudissements crépitaient comme des galets sous les vagues. Les deux premiers gamins sont entrés et l'ambiance est devenue surchauffée, l'endroit était littéralement méconnaissable. Les gosses n'avaient pas plus de quinze ans et au bout de leurs bras comme des allumettes, leurs gants semblaient des boules de Noël qui giclaient dans la lumière. Ça boxait tout en vitesse et en esquives, les deux mômes avaient l'air montés sur ressorts, inépuisables. Les trois reprises sont passées en un éclair, le plus grand a tenu l'autre en respect grâce à son allonge, il en usait avec un flegme épatant. L'autre avait beau enchaîner les crochets il ne l'atteignait jamais vraiment. Trois autres duos leur ont succédé, les boxeurs montaient en âge et gagnaient en muscles ce qu'ils perdaient en grâce. Les coups claquaient plus profond, rien qu'à les entendre j'avais mal. À la dernière reprise un type a mis genou à terre et l'arbitre l'a compté, son adversaire venait de lui décocher un direct en pleine mâchoire, on avait tous senti ses dents gicler malgré les protections.
Les filles sont entrées sous des cascades de musique techno et de lumières stroboscopiques, Combe m'a désigné une des deux boxeuses, elle était vêtue d'acier, le satin gris brillait comme un capot de voiture neuve.
-C'est ma fille...
Les cheveux noués en deux tresses, les yeux perçants maquillés de noir elle a enlevé son peignoir. Tout le long de ses bras et de ses jambes, les muscles saillaient, fins et découpés au couteau.
- Elle est belle, hein ?
J'ai acquiescé. Combe ne tenait plus sur son siège, ses jambes tremblaient et ses pieds battaient le bois, il ne savait plus quoi faire de ses mains, les frottait ou bien se les mordait avant de les passer dans ses cheveux. Le match a débuté et quand sa fille s'est pris son premier direct, j'ai eu la sensation qu'on l'avait touché en plein visage. Il a grimacé et s'est affaissé d'un coup sur son banc. Les cinq rounds ont défilé sans une seconde de répit. Les filles rendaient coup pour coup, celle de Combe était aussi féline et précise que l'autre était puissante et brouillonne, si elle tenait jusqu'au bout elle l'aurait aux points, la grosse boxait dans le vide la plupart du temps, il s'agissait de ne pas se laisser enfermer dans les cordes. La petite Combe l'agaçait en lui tournant tout autour, lui balançait des petites droites de mouche dans la gueule et dès que l'autre se découvrait l'attaquait dans le gras du ventre en mitraillette. Au bout d'un moment j'ai senti que la grosse s'essoufflait, elle grimaçait et ses gestes étaient trop lents, deux crochets plus tard elle perdait pied et on sonnait la fin du match. Combe suffoquait à moitié, à bout de souffle il rayonnait de bonheur et de fierté. L'arbitre a annoncé la décision des juges, puis on lui a remis sa ceinture. Combe n'en pouvait plus, je me suis même demandé s'il allait se mettre à pleurer.
- Vous voulez rester ? Moi je sors.
Le match vedette de la soirée allait débuter. On est sortis à l'instant où les boxeurs rentraient, tête baissée ils envoyaient des crochets dans l'air. La lumière du hall nous a aveuglés, c'était comme entrer dans un autre monde, tout paraissait si triste et usé, la crudité des murs de plâtre et des néons, les couloirs carrelés les bancs d'écoliers les panneaux de liège tout nous sautait au visage. A la sortie des vestiaires, les plus jeunes avaient remis leurs survêtements, ils se vannaient en riant et les petits frères contemplaient les vainqueurs avec des étoiles au fond des yeux. Plus loin dans le couloir un attroupement s'était formé, j'ai reconnu la fille de Combe, encore en tenue elle avait ôté son casque et dénoué ses cheveux, graissés par la sueur ils encadraient son visage aigu et mat, on avait beau essayer pas moyen de trouver la moindre ressemblance avec son père. Il a tourné la tête vers elle et s'est dirigé vers la sortie, lourd et échoué, lion de mer ridé, vaincu par la pesanteur.
- Vous n'allez pas la voir ?
Il n'a pas répondu et dehors le froid nous a giflés. On a cherché un moment sa voiture sur le parking. Il regardait droit devant lui, complètement absent et refermé. On n'y voyait rien. Combe a pressé sa clef et des phares ont clignoté vingt mètres plus loin. Quand il s'est laissé tomber dans son siège, son ventre a touché le volant. J'ai cru que la voiture allait s'affaisser avec lui. Les yeux vitreux et noyés dans le givre, il a mis la soufflerie en marche et s'est vidé d'un long soupir.
- Vous devriez peut-être y retourner, non ?
- Pour quoi faire ?
- Ben j'en sais rien. Vous êtes venu voir votre fille, elle vient de gagner son match. Je ne comprends pas bien ce qu'on fout là.
- Rien. On ne fout rien. Elle ne sait même pas qui je suis.
Peu à peu tout s'est éclairci, progressivement le parking est apparu, net et silencieux sous l'éclairage maigre. De la salle montait une rumeur étouffée, des applaudissements et des cris la transperçaient parfois.
- Vous savez ce que c'est. Je suis un vieux con mais avant ça, j'ai été un jeune con. Je les ai laissées elle et sa mère. Je ne me sentais pas prêt. La petite avait un an. J'ai retrouvé sa trace et voilà. Vous ne pouvez pas savoir ce que ça m'a fait la première fois que je l'ai vue se prendre un direct. J'ai eu envie de monter sur le ring et de la sortir de là.
- Et vous ne vous êtes jamais présenté ?
- Non.
- Vous ne croyez pas que c'est le moment ?
- Je ne crois pas non.
Il a mis le contact mais la voiture est restée immobile. La Quatrième suite s'est élevée tandis qu'il se noyait dans ses pensées. Soudain il s'est redressé et a ouvert la portière. Le moteur continuait à tourner pour rien.
- Qu'est-ce que vous allez lui dire ?
-Je ne sais pas. Pardon. Que j'ai été con. Que je regrette. Que je l'ai manquée. Qu'elle m'a manqué.
Il est sorti et je l'ai regardé se mouvoir entre les voitures garées. J'ai monté le volume et j'ai fermé les yeux, le violoncelle vibrait jusque dans mon ventre et l'archet me caressait les veines. Il s'est mis à pleuvoir, le grésil picotait la tôle. Perché sur le toit d'une Kan- goo, un goéland égaré gueulait. Je me suis endormi.
Quand la portière s'est ouverte, j'ai sursauté et mon cœur a fait le tour de ma poitrine. Combe s'est mis au volant. Il a démarré sans un mot. On est sortis du parking et de là jusqu'à l'autoroute il n'a pas desserré les dents, sauf pour s'allumer trois clopes à la file, qu'il a écrasées dans le cendrier plein à ras bord. D'un geste sec il a éteint l'autoradio et on n'a plus entendu que le moteur et le crissement des essuie-glaces, le frottement feutré des pneus sur le macadam détrempé.
- Alors ?
- Alors rien, il a répondu d'une voix excédée. Je n'ai pas pu. Ça ne rime à rien. C'est des conneries tout ça.
De la paume de sa main il a frappé le volant, on a fait un léger écart mais il s'est repris aussitôt.
- Qu'est-ce qu'elle en a à foutre de ma gueule, d'abord, hein ? Elle s'est très bien passée de moi jusqu'ici et je ne vois pas pourquoi ça changerait, merde.
Il roulait trop vite et tentait de se calmer en respirant profondément.
- Je suis désolé. Je ne vois pas pourquoi je vous emmerde avec mes histoires. Vous en avez assez avec les vôtres, putain.
-C'est rien, j'ai répondu. Et puis j'ai vu un sacré match...
On approchait de la Rance, le givre couvrait les rues d'un drap gris pâle et tout dormait, la zone commerciale et le parking du Carrefour où tournaient trois mobylettes, le McDo où dînaient quelques solitaires. La plupart des maisons étaient éteintes, pourtant il n'était pas si tard, elles grelottaient face aux assauts du vent d'hiver. On s'est garés devant chez moi. Tout était allumé. Je lui ai proposé de venir boire un verre mais il a refusé. Par la fenêtre à plusieurs reprises j'ai vu passer Justine et les gamins, elle les gardait et ils n'avaient pas l'air couchés. J'ai regardé l'heure : il n'était pas loin de onze heures mais ce n'était pas si grave. Après tout c'étaient les vacances.
- Elle va comment la petite ?
- Ça va. Pour le moment elle s'est installée chez une copine.
- Elle n'est pas chez sa mère ?
-Elle ne veut pas y retourner. Elle ne s'entend pas trop bien avec son beau-père.
- Le fameux Johnny.
- Vous le connaissez ?
- Comme ça. Un gros con.
- Ouais. J'ai bien l'impression.
J'ai posé un pied sur le bitume. Le front collé au carreau de sa chambre Manon m'a fait un signe de la main et je lui ai répondu, la pluie m'a piqué la main comme une dizaine d'aiguilles d'acupuncture.
- Anderen.
- Oui ?
- Écoutez, je ne voulais pas vous emmerder avec ça mais j'ai dû vérifier deux trois choses à votre sujet pendant qu'on recherchait la gamine.
- Je vous écoute.
-Vous déconnez mon vieux. Vous ne pouvez pas continuer à donner des cours comme ça. Alors, soit vous vous débrouillez pour obtenir votre licence. Soit vous arrêtez. Je vous donne deux mois.
- OK, j'ai dit en sortant de sa bagnole.
J'ai refermé la portière et il a baissé sa vitre.
- Il ne faut pas m'en vouloir. Normalement j'aurais déjà dû fermer la boutique de votre frère...
- Pas de problème, inspecteur.
- Putain ne m'appelez pas comme ça.
- Comment vous voulez que je vous appelle ?
-José...
- Pas de problème José.
- Ça va aller ?
- Ça va aller.
Je n'ai rien trouvé de mieux à répondre. Ça irait, on ferait aller, c'était devenu mes devises et je commençais à m'y habituer, chaque jour qui se levait je regardais le ciel en me demandant ce qui allait bien pouvoir me tomber dessus, je priais juste pour que ce ne soit pas trop grave et que ça épargne les enfants. Dans le salon les guirlandes clignotaient, le Roi des papas chantait à fond et les tables étaient couvertes de dessins inachevés.
- Ça s'est bien passé ? ai-je demandé à Justine.
- Super, elle a répondu en me lançant un sourire à couper le souffle.
J'étais crevé. Je me suis écroulé sur le canapé tandis qu'elle enfilait son manteau. Les enfants sont venus me rejoindre et on s'est endormis en regardant le sapin, de temps en temps je plissais les yeux pour voir troubles les lumières. Comme quand j'étais môme. Manon et Clément faisaient pareil et on était bien pris dans les traînées orange et vertes et mauves, l'odeur de clémentine et de forêt, le scintillement des boules et le bruit de la pluie au-dehors. Je ne sais pas comment on a fait pour tenir toute la nuit mais c'est ce qu'on a fait, on a dormi là jusqu'au petit matin, habillés et posés les uns sur les autres. Empilés on s'accrochait comme sur un radeau.
C'est le téléphone qui nous a réveillés. Je me suis laissé glisser sur le carrelage en maintenant les enfants sur le canapé. Ils se sont tournés vers le dossier dans un même mouvement et se sont remis à dormir. Combe voulait me voir, c'était urgent.
Je roulais trop vite mais ça n'avait rien à voir. Je roulais toujours trop vite. Au volant je m'absentais, et quand par hasard mes yeux tombaient sur le compteur il indiquait cent soixante-dix. Sarah râlait à cause des gosses, mes parents étaient déjà morts en bagnole ça suffisait comme ça, non ? Je ralentissais jusqu'à la prochaine absence. Je me suis arrêté près du Mans, un café dégueulasse dans une station-service mais il ne fallait pas que je m'endorme. J'ai passé un coup de fil à Alex et tout allait bien, les enfants venaient de s'habiller ils allaient prendre leur petit-déjeuner, je ne devais pas m'inquiéter, Nadine et lui s'en occuperaient du mieux possible. Je les avais laissés la veille au soir. J'avais décidé de partir à l'aube. Alex avait paru surpris.
- Qu'est-ce que tu vas foutre à Paris ?
- Je vais voir un producteur.
- Tu t'es remis à écrire ?
- Non. Enfin, pas vraiment. Il a un projet pour moi. Une commande.
- Sur quoi ?
- Les derniers jours de Nino Ferrer.
- Ben c'est gai encore ton truc.
- C'est pour ça qu'ils ont pensé à moi...
- Bon et tu reviens quand ?
- Le 24 dans la soirée.
- Putain tu déconnes pas, hein ? Tu penses aux gamins.
-À quoi tu crois que je passe mes jours et mes nuits ?
- Excuse-moi. De toute façon la boutique est fermée jusqu'au 1er. Et puis Nadine est ravie tu penses bien... Sinon j'ai une bonne nouvelle.
- Vas-y.
- Nadine et son type, c'est fini.
- Comment tu le sais ?
- Je le sais.
- Ben mon salaud. On peut dire que t'as eu chaud.
- Ouais. On peut dire ça comme ça.
Je suis reparti et le jour était presque levé, une brume laiteuse s'effilochait sur les champs et les vallons, bientôt on s'approcherait de l'Île-de-France et tout deviendrait morne et plat, des terres brunes à n'en pas finir. J'ai mis le dernier album de Johnny Cash, il chantait à deux doigts de la mort et sa voix ne tenait plus qu'à un souffle. J'étais dans le coton de la route et le chauffage me léchait le visage, la voiture avançait toute seule sur l'autoroute déserte, de temps à autre je me relevais comme si on venait de me coller une claque. Je suis arrivé comme ça dans les environs de Paris. J'avais rendez-vous vers midi et il n'était pas dix heures, j'ai décidé de faire un détour par chez nous. Bien sûr ça n'avait aucun sens, bien sûr il était trop tôt pour que les choses me parviennent autrement, bien sûr tout était pareil et tout à fait familier, les rues les immeubles et les tours qui faisaient de l'ombre au jardin. Les nouveaux propriétaires avaient tondu le gazon taillé les broussailles mais au fond rien n'avait changé. C'était juste un peu plus net. Et plus triste aussi. J'ai croisé deux trois voisins ils se demandaient ce que je foutais là et moi aussi. Bien sûr on n'a pas trouvé grand-chose à se dire. Les enfants ça allait et l'école c'était toujours pareil, fallait les pousser mais on faisait avec et sinon, c'est comment la Bretagne, la mer est belle il pleut pas trop ? Mais ça m'a fait du bien de tout retrouver intact, c'était comme une preuve, quelque chose avait bien eu lieu, je n'avais pas rêvé. La vie d'avant, la vie tranquille, la bonne vie, simple et modeste, petits bonheurs au jour le jour, la fatigue du boulot des enfants du temps qui passe mais c'était tout, faire des puzzles sur le tapis m'allonger près d'eux devant un dessin animé, embrasser Sarah dans le cou l'entendre prendre sa douche, une bière en été des cacahuètes sur la chaise longue près des hortensias, baiser dormir enlacés lire la tête sur son ventre, la regarder partir au matin et retrouver la maison silencieuse et calme. Lire le journal, boire un verre, fumer des cigarettes. Jeter un œil au ciel. Rêver à la mer. Y aller quelques jours au printemps, quelques autres en été, la douceur d'une vie de sel et de sable. Et puis de temps en temps, quand l'argent voulait bien venir, s'enfuir à Prague, à Barcelone, à Lisbonne ou à Rome, Sarah marchait dans ses ruelles orange et sanguines, Clément lui tenait la main et Manon lui prenait son ventre. C'était presque Noël et le tendre vent nous caressait piazza Navona, les ballons d'hélium se détachaient clinquants sur le ciel, le petit canardait les passants à coups de pistolet à bulles, ça faisait un bruit d'enfer et les lumières clignotaient dans la nuit, le Christ étincelait au front de Santa Maria di Trastevere.
Paris baignait dans une lumière dégueulasse. On attendrait cinq heures, la nuit tombée et les guirlandes pour trouver un peu de chaleur. J'ai traversé des halls, des tas de types en uniforme me saluaient, je leur ai demandé mon chemin et c'était un foutu dédale de couloirs et d'escaliers.
- Bonjour, j'ai rendez vous avec Mr Galland.
- Vous êtes ?
- Paul Anderen.
- Très bien. Patientez un moment il va vous recevoir.
Rien qu'à sa voix j'avais compris qu'il s'agissait de Sarah. Combe avait pris des détours invraisemblables pour m'exposer les faits. On avait retrouvé l'agresseur de Justine. Il avait avoué trois meurtres, des femmes dont il avait dissimulé les corps. On les avait déterrés et l'un d'eux pouvait appartenir à la mienne. Les lieux, les dates, tout correspondait. Je m'étais levé et j'étais sorti sans attendre la suite.
- Vous allez où ? il avait gueulé en me suivant dans les couloirs.
Galland m'a fait entrer dans son bureau. Mon cœur cognait dans mes tempes. C'était un type étroit et tout en os, cheveux ras et petites lunettes rectangulaires. Devant lui s'empilaient des enveloppes et des dossiers. J'ai reconnu les radios de Sarah, panoramiques dentaires et fractures diverses, dans les jours qui avaient suivi sa disparition on m'avait dit de les garder au cas où et ça m'avait rendu dingue, d'un côté tout le monde semblait s'en foutre et de l'autre on envisageait froidement que ça puisse servir. Et voilà c'était maintenant. Ça allait servir. J'ai cru que j'allais m'évanouir ou me liquéfier sur place, perdre forme, pareil à ce sable étrange qui devient sec et fluide dès qu'on le retire de l'eau. Le type parlait d'une voix monocorde et à bas volume. En quelques mots il m'a fait le point sur la situation : le corps qu'on avait retrouvé présentait les mêmes caractéristiques que celui de Sarah, âge taille schéma osseux implants couronnes empreintes dentaires, est-ce que je pouvais le suivre ? Il s'est levé et m'a précédé dans une pièce presque nue. Sur une table immense s'étalaient la montre de Sarah, sa jupe orange son chemisier vert son imper beige, le tout taché, étiqueté et recouvert de terre. J'ai vomi à ses pieds, c'est sorti en un grand jet blanchâtre, je n'ai rien pu retenir, je me vidais et tout tournait autour de moi. Il m'a pris par le bras et m'a guidé dans son bureau. Son assistant m'a fait asseoir et m'a tendu un verre d'eau.
On ne m'a pas montré le corps. En ce qui les concernait, ils avaient assez d'éléments. Je leur ai demandé d'attendre le plus possible avant de communiquer les éléments à la presse, le temps de me débrouiller avec les enfants. Les deux autres femmes restaient à identifier, ils ne pouvaient rien me garantir, quelques jours tout au plus. Je leur ai dit d'aller se faire foutre, j'ai signé les papiers et je me suis tiré. Dehors c'était l'après-midi mais j'ai eu la sensation d'entrer dans une nuit profonde. Je n'ai plus la moindre idée de ce qui s'est passé ensuite, j'ai erré dans des rues sans début ni fin, j'aurais voulu que l'une d'entre elles débouche sur la mer. Autour de moi tout s'élançait vertical, les immeubles griffaient le feutre gris du ciel, des voitures passaient et Dieu sait où elles allaient, et tous ces gens qui étaient-ils vers où couraient-ils je n'en avais pas la moindre idée. Je ne savais plus non plus où j'avais foutu ma voiture. Il faisait horriblement froid et sur les quais de la Seine je me suis allongé et j'ai vomi encore. Je crois bien que j'ai dormi un peu. Je me souviens mal. Ou alors seulement du bourdonnement dans mon crâne des coups d'aiguille dans mon ventre et de ma gorge qui refusait de laisser entrer et sortir l'oxygène. Je ne sais plus où j'ai couché ce soir-là ni avec qui. Je ne sais plus rien. Je me suis réveillé dans un lit je ne savais pas ce que je foutais là. L'hôtel était crade et les murs tombaient en lambeaux. Sous le lit au moment de me lever, j'ai vu se carapater une tribu de cafards. Une eau jaunâtre sortait des robinets crasseux, je m'en suis passé sur le visage puis sur le corps, je suis resté des heures sous le jet glacé. Après ça je suis sorti dans le matin gris et j'ai traversé Paris à la recherche de ma bagnole. Elle était là où je l'avais laissée, en travers du pare- brise un PV frissonnait. Une pluie fine semblait monter du bitume.
De l'autre côté de la rue, la mer avait réduit le sable à un croissant étroit et les voiliers se balançaient, on pouvait toujours craindre qu'ils s'entrechoquent, ça n'arriverait jamais. Au loin, la vieille ville était sur le point de se noyer et le ferry semblait deux fois plus gros qu'elle. Dans la maison de mon frère, il n'y avait personne. Ils étaient sortis et c'était mieux ainsi, j'avais prié pour qu'ils ne soient pas là, j'avais roulé pendant quatre heures abruti de fatigue et de chagrin, aucune pensée n'avait pu se former dans mon cerveau, j'étais sous le choc, son impact sourd me laminait avec l'assurance implacable et la fermeté désinvolte du rouleau compresseur. J'ai imaginé les enfants se balader avec Alex et Nadine dans les allées de la fête foraine et ça m'a fait du bien. Sur la plage ils couraient derrière un ballon. Ou dans les allées du supermarché poussaient leur caddie, demain c'était Noël, on allait le remplir de friandises et de fruits secs, de pâte d'amandes et de châtaignes. Je suis sorti de la voiture et j'ai enjambé le petit portail. Les fenêtres étaient couvertes de peinture blanche, Clément avait dessiné un père Noël un traîneau des montagnes, Manon des sapins et des cadeaux carrés décorés de rubans. J'ai fait le tour de la maison, du petit jardin on entendait encore les bateaux, sur les quais des types passaient leurs samedis à les briquer, à les vernir à les repeindre, bricolaient leurs moteurs installaient leurs nouveaux équipements, c'était à se demander s'ils ne restaient pas plus de temps à terre qu'en mer sur leur engin. Le kayak d'Alex gisait dans l'herbe cuite, légèrement blanchie par la gelée du matin. Sur la droite, le vent avait décroché le lierre de son mur de pierre, emportant de minuscules morceaux de plâtre. J'ai fouillé dans la remise impeccable, tournevis et clés classés par taille, perceuse rutilante dans sa mallette fermée, cisailles serpes et sécateurs cloués au mur. Les galeries étaient posées à même le sol, il fallait déplacer les vélos pour les prendre, je les ai traînées jusqu'à la voiture puis je les ai fixées sur le toit. Je me retournais toutes les trois secondes : un gamin en train de faire un coup et qui redoute de se faire choper. J'ai tiré le kayak du jardin jusqu'au trottoir, puis je l'ai hissé sur la galerie, ça pesait trente kilos à peine mais j'avais les bras en feu, j'ai tout lâché et le gros morceau de plastique orange s'est écrasé sur le bitume dans un boucan mat. Je m'y suis repris à deux fois mais j'ai fini par y arriver. J'ai roulé vers la presqu'île. Il faisait froid et sec, un vrai temps d'hiver et le ciel idoine, lavé et transparent, la mer glacis acide éblouissant, au large ça se perdait dans une brume lavande. Un cheval est passé près de moi, le cavalier se tenait très droit et m'a salué d'un geste de la main. Allongé près du kayak j'ai bu trois rasades, du whisky que j'avais acheté la veille au soir ne restait qu'un fond. J'ai fermé les yeux, l'air très pur m'inondait les poumons et le soleil givré me mordait la joue gauche, je la sentais rougir. D'une main je caressais le plastique orange, lui aussi chauffait doucement, l'autre creusait le sable gelé, j'en avais partout, dans la nuque les cheveux les chaussettes. L'oreille collée au sol j'entendais résonner les sabots, l'animal est parti au galop vers la pointe puis il a fait demi-tour. Quand il est repassé j'ai à peine ouvert les yeux. Je me suis endormi dans la foulée, il s'éloignait et la marée emportait les eaux.
Je me suis réveillé à trois bons mètres du kayak, mes mains allaient et venaient dans les oyats comme dans la chevelure d'un géant. La plage était déserte et frigorifiée, nimbée d'une lumière rose. J'ai traîné le canoë jusqu'à l'eau, j'ai dû m'y enfoncer à mi-cuisses, j'ai eu l'impression de les perdre. Pendant toute la traversée elles sont restées mortes. Je ramais et l'air me raclait les poumons, mes bras mon torse et mes épaules, tout s'embrasait douloureusement. Peu à peu mes oreilles et mes mains se sont muées en blocs de pierre et mon sang s'est figé, congelé il ne circulerait plus avant longtemps. Au loin, l'île semblait s'éloigner à mesure que j'avançais, de la plage on croyait la toucher du doigt mais ballotté par les flots elle devenait inaccessible. Le soleil se reflétait en plaques d'argent liquide, autour de moi les oiseaux volaient en courbes longues, leurs cris perçants me vrillaient les tympans, la tête me tournait mais le kayak glissait sur l'eau comme sur une mer de glace, filait par grands élans lisses et grisants. Au large les ilôts se découpaient en barrières édentées et à l'ouest, le soleil embrasait Fréhel. Des bandes de couleurs dégradées se superposaient par couches régulières, du blanc au mauve tout un nuancier y passait, une débauche invraisemblable. Les fous de Bassan rasaient l'eau à quelques mètres seulement, en tendant la main j'aurais pu les sentir me frôler, caresser leurs plumes humides. J'ai passé une barre rocheuse, à son sommet un cormoran m'a suivi du regard, en quelques battements d'ailes il s'est approché puis s'est enfoncé sous l'eau avant de réapparaître quelques mètres plus loin, un poisson dans le bec. Je n'avais pas fait la moitié du parcours, j'étais à bout de forces et le soleil touchait les falaises. J'ai fait une pause, allongé sur le plastique et la rame le long du corps, les yeux au ciel et le cœur net, j'ai fermé les yeux et tout s'est mis à tanguer. Fondu au roulis j'épousais le balancement de l'eau, je ne sentais plus mon corps. C'est là que Sarah m'est apparue, apaisée, paisible, lumière bienveillante au creux des ténèbres, bougie dans la cendre. Elle semblait tout droit descendue du ciel, je la suivais dans les rues calmes d'une ville inconnue, sa jupe orange dépassait de son imperméable beige, je fixais ses chevilles très blanches puis la courbe du mollet, la ruelle descendait vers la mer, serpentait parmi les façades de faïence, aux murs les glycines s'accrochaient en cascade, elle s'est retournée et son visage était très pur et reposé, elle m'a soufflé un baiser avant de disparaître. J'ai ouvert les yeux et elle était là, elle se tenait au-dessus de moi, les épaules très nues et la poitrine presque découverte, elle a retiré sa tunique de soie pourpre et m'a planté sa langue entre les dents, je sentais le poids très doux de ses seins contre ma poitrine, de sa main elle a déboutonné mon jean, pris ma queue et l'a guidée dans le moite de son ventre. J'entendais gueuler les oiseaux mais je ne voyais plus qu'elle, ses yeux sa bouche ses épaules et ses seins, j'ai joui dans une déchirure lumineuse, éclatante, un éclair brûlant. Après ça il n'y a plus eu que la nuit criblée d'étoiles, têtes d'épingle fichées dans du velours. Le kayak dérivait au hasard, la température chutait sans relâche, je claquais des dents et ne sentais plus aucun membre. Je me suis remis à ramer, sous le plastique la mer grouillait, vibrante et musculeuse, dure comme de l'écorce. Au loin, l'île se distinguait à peine, une ombre aplatie. J'ai débarqué sous des lambeaux anthracites, la lune baignait le sable dur. Je m'y suis allongé, chiffon abandonné là et roulé en boule, mes doigts s'enfonçaient parmi les débris de coquillages et pas un instant Sarah n'a quitté mon cerveau. Sa manière de souffler les mèches de ses cheveux tombant sur son visage, de remonter une bretelle, de disparaître presque entière sous l'eau du bain, seuls ses seins dépassant de la surface. Sa voix quand elle racontait des histoires aux enfants, ses côups de téléphone tandis qu'ils faisaient la sieste, les glaçons qu'elle passait sur son front dans le jardin en été, les livres qu'elle lisait sous le vieux cerisier, dévorant les pages à toute allure allongée sur la vieille couverture, lunettes sur le nez et mâchonnant une herbe. Sa démarche toujours pressée quand je la croisais dans la rue et qu'elle ne le savait pas, son visage toujours soucieux, front plissé et yeux idem, les fermant tout à fait au moment d'aspirer la fumée de ses cigarettes mentholées, tout à fait clos quand je la baisais et que sa bouche semblait quémander et manquer d'air. Je me suis endormi engourdi par le froid, recroquevillé et abruti de fatigue.
Quand je me suis réveillé la mer s'était éloignée, l'aube ne pointait pas tout à fait et au large, le kayak n'était qu'une ombre et dérivait lentement. La mer l'avait pris en montant, il partait vers le sud en se balançant très légèrement, on le retrouverait dans quelques heures sur une plage de la côte. J'ai tenté de me lever. J'avais le front brûlant, je tremblais de tous mes membres et pour le reste je n'étais plus que glace. L'aube me tournait tout autour et foutait le paysage de travers. J'ai attrapé mon téléphone et j'ai composé le 15, puis j'ai cru tomber dans un trou sans fond, j'ai eu la sensation de chuter et que rien jamais ne viendrait m'arrêter.
Après ça tout est devenu tellement irréel, le bateau au large et les deux types sur leur Zodiac, leurs gestes pour me soulever et m'emmener avec eux, la couverture de survie et leurs questions que je n'entendais que de loin, mes réponses noyées dans le coton et recouvertes par le grondement de la mer. L'ambulance et les couloirs de l'hôpital, l'aspirine et le glucose qui couraient dans mes veines, les monceaux de laine sous quoi j'étais enfoui, toutes les trois minutes une infirmière venait me prendre la température et je la voyais trouble dans mon demi- sommeil. J'ai mis trois bonnes heures à revenir à moi, un flic m'a bombardé de questions et tout le monde était furieux, si je croyais qu'ils n'avaient rien de mieux à faire un jour comme celui-là... J'ai regardé l'heure et c'était presque la nuit, les enfants allaient m'attendre et s'inquiéter. Je me suis levé, j'ai enfilé mes vêtements encore humides et j'ai traversé l'hôpital, la chambre 224 c'était celle d'Élise et j'y suis entré mais son lit était vide, et autour pas la moindre trace de qui que ce soit. J'ai croisé une infirmière, je lui ai demandé si Élise était rentrée chez elle, à la torsion de sa bouche à ses yeux désolés j'ai compris : Élise était morte elle aussi. J'ai marché jusqu'à la voiture et j'ai foncé vers la vieille ville. Chez Jules, j'ai acheté une tenue complète et je l'ai gardée sur moi. Les vendeurs me regardaient effarés. Je leur ai demandé un sac pour tous mes trucs gorgés d'eau, dans la glace j'étais livide et secoué de frissons, les yeux brillants et la peau luisante de fièvre j'avais l'air d'un dingue. Après ça j'ai fait la tournée des magasins de jouets, il ne restait plus grand-chose j'ai pris un peu au hasard, les bouffées de chaleur succédaient aux sueurs froides, une vendeuse m'a proposé de m'asseoir. J'ai tout fourré dans le coffre et je me suis garé à quelques mètres de la maison. Le sapin clignotait et éclairait la fenêtre, les dessins apparaissaient puis disparaissaient. J'ai incliné le siège, j'ai monté le chauffage à fond et j'ai dormi une heure ou deux. Quand je suis entré dans le salon les gamins se sont jetés sur moi, Alex m'a lancé un regard à la fois furieux et soulagé, qu'est-ce que j'avais encore branlé ils avaient cru que je n'arriverais jamais. J'ai sorti du Champagne de mon sac et Nadine est venue m'embrasser. Dans sa robe de velours noir et avec ses bijoux Manon la trouvait belle à mourir et elle n'était pas loin d'avoir raison. Alex n'était pas mal non plus, il avait passé une chemise blanche un pantalon noir et s'était fait couper le peu de cheveux qu'il lui restait, ça le rajeunissait de cinq ou dix ans.
- Tu me files un coup de main pour les huîtres.
Les gamins se sont remis à fourrer les dattes avec de la pâte d'amandes bleue jaune et rose. Des cantiques se déployaient dans le salon, au pied du sapin une grande crèche de papier accueillait le bœuf, l'âne, Marie Joseph et les Rois mages, ils étaient tous réunis autour du petit dans son berceau de paille.
- Je ne vous savais pas si croyants, j'ai fait.
Alex a haussé les épaules et je l'ai suivi à la cuisine, une dinde cuisait dans le four et sur la table, le foie gras attendait d'être découpé en tranches.
- C'est ton fils qui a réclamé la crèche, imagine-toi. On a discuté un peu lui et moi, eh bien tu devrais surveiller ses lectures.
- Comment ça ?
- Ben il est à fond. Le paradis, la Vierge, Notre Père qui êtes aux cieux et tout le bordel... Tu ne savais pas ?
Il m'a tendu le couteau et j'ai pris une huître dans le creux de ma main. Du menton il m'a désigné un gant de protection jaune. Lui en portait un bleu mais j'avais toujours détesté ces trucs.
- Tu préfères te bousiller la main, peut-être ? Noël aux urgences, merci j'ai déjà donné.
- Attends. C'est arrivé une fois. J'en ai ouvert des milliers depuis et ça ne s'est jamais reproduit.
- Fais voir tes mains.
C'est vrai qu'elles ne plaidaient pas en ma faveur, des dizaines de plaies rougissaient un peu partout, certaines fraîches de quelques jours à peine.
- Dis donc, t'as les mains gelées.
D'un geste paternel il a touché mon front, effleuré mes tempes.
-T'es glacé, mon vieux. Il fait si froid que ça à Paris ?
Je n'ai rien répondu, j'ai aspiré la chair grise aspergée de citron et je me suis remis au boulot, Alex n'avait jamais été très doué pour ça, d'habitude il râlait tout le temps que durait l'opération mais là non, il chantonnait ou sifflotait c'était selon.
-Tu es vachement joyeux, dis donc. C'est Noël qui te fait cet effet-là ?
Il m'a jeté un regard indéchiffrable, d'une malice inhabituelle chez lui, avant de poser une dernière huître sur le plateau et de le porter au salon.
- Allez, apéro...
Autour de la table, les gamins en étaient déjà à leur troisième verre de Champomy et vidaient des bols entiers de cacahuètes et de saucisses cocktail. Alex a débouché le Champagne et Nadine se trémoussait bizarrement sur son siège, elle ne tenait pas en place. On a trinqué à la venue du père Noël et aux cadeaux, Manon voulait jouer à y croire et s'impatientait déjà, il faisait nuit elle voulait monter se coucher, elle prétendait entendre les cloches mais ce n'était que le tintement des voiliers. On a bu chacun une gorgée et Nadine a pris la parole sur un ton cérémonial.
- Alex et moi on a quelque chose à vous annoncer.
Je les ai regardés tous les deux, ils me fixaient
comme si j'étais censé deviner la suite, j'avais le cerveau en bouillie et la vue trouble, les pensées s'entrechoquaient sous mon crâne mais j'étais infoutu de les mettre à l'endroit et de faire en sorte qu'elles ressemblent à quelque chose. J'en étais réduit à essayer de tenir debout et à retenir mes larmes au milieu des voix d'anges et des lumières.
- Tu ne devines pas ? J'attends un bébé.
Tous les deux ils avaient les yeux tellement brillants, ils étaient tellement beaux à voir, je les ai serrés fort ils ont paru surpris au début mais ils se sont laissé faire. Les enfants nous ont rejoints et on est restés un moment collés les uns aux autres, nos fronts se touchaient nos cheveux s'emmêlaient, c'était comme une prière où se confondaient l'enfant à venir et le souvenir de Sarah, j'ai fondu en larmes et sur le coup j'ai eu l'impression de me délivrer de quelque chose, les mots n'avaient pas franchi mes lèvres encore mais les gestes étaient les mêmes.
On s'est rassis complètement étourdis et on a commencé à gober nos huîtres. Tout le repas s'est déroulé dans un climat de joie étrange et déplacé mais c'était aussi bien comme ça, les enfants respiraient une insouciance que je ne leur avais plus connue depuis des lustres, tout à Noël et à la venue de leur future cousine. Manon avait décrété que ce serait une fille et qu'elle s'en occuperait comme de sa propre sœur, sur le coup j'ai pensé, C'est dingue comme à travers une naissance la vie peut parfois nous reprendre dans son mouvement inéluctable, nous porter vers l'avant sans qu'on puisse y résister vraiment. Bien sûr je me trompais sur toute la ligne, bien sûr j'étais en pièces, mais confusément, ce soir-là dans la chaleur de Noël, le bonheur où nageaient Alex et Nadine, le scintillement des guirlandes et l'odeur de résine, quelque chose me semblait redevenir possible. Je me disais qu'en dépit de son atrocité, la mort de Sarah avait levé l'hypothèse de son retour, et avec elle un flou et une incertitude insupportables. Les enfants ne le savaient pas encore, moi non plus au fond, mais nous avions fini de tourner en rond et d'errer sans but la gueule ouverte et les yeux au ciel en quête de réponses. Nous allions passer à une autre étape : tenter d'avancer avec au flanc cette plaie béante, faire notre vie avec ça, aussi inconcevable que ce soit. Oui. C'est ainsi que je voyais les choses à ce moment précis. Mais la vérité était beaucoup plus simple et brutale. Je n'avais pas encore réalisé. J'avais beau avoir vu ses vêtements je n'avais pas réalisé. J'avais beau savoir comment les choses s'étaient déroulées tout ça demeurait abstrait et irréel. Je n'avais encore rien vu.
Nadine avait préparé une galette, on a tiré les rois quinze jours en avance, Manon s'est cachée sous la table et elle a demandé à ce qu'on découpe six parts. Un instant j'ai pensé qu'elle voulait en réserver une pour sa mère et cette pensée m'a anéanti mais ce n'était pas ça, au moment d'attribuer les morceaux de gâteau elle a prononcé deux fois le nom de Nadine, selon elle elle devait manger pour deux désormais, et en toute chose une part supplémentaire devait revenir au bébé. Revenue parmi nous, Manon a soulevé la croûte. La fève dépassait légèrement de la frangipane. Je fus son roi et passai le reste de la nuit avec ma couronne sur la tête.
Après le repas les petits sont montés à l'étage et je leur ai dit d'éteindre les lumières, le père Noël ne passerait que s'ils dormaient à poings fermés. Manon et Clément jouaient le jeu avec une conviction surprenante : ils ne parlaient plus qu'à voix basse et, assis face à face sur le bord de la fenêtre, écartaient légèrement le rideau en quête d'un traîneau, d'un renne ou d'une poudreuse d'étoiles. Alex et moi on a disposé les cadeaux au pied du sapin, sur la table les enfants avaient laissé un chocolat chaud pour le vieux Santa Claus et deux carottes pour ses animaux. Nadine les a fait disparaître et j'ai sonné à la porte. Alex a pris sa grosse voix et m'a demandé si les enfants avaient été sages et s'ils dormaient. J'ai répondu que oui et lui ai proposé de se reposer. Il voulait bien boire quelque chose de chaud mais n'avait pas beaucoup de temps, il lui restait beaucoup d'enfants à visiter. J'ai refermé la porte et les gamins ont déboulé dans le salon. Le rituel était immuable et datait de notre enfance, papa prenait la voix du père Noël et dialoguait avec notre oncle, tandis que dans le noir de notre chambre à l'étage nous pouffions de rire planqués sous les couvertures. Manon et Clément étaient chargés de cadeaux eux aussi, elle avait fait des tas de dessins et quelques colliers pour Nadine, de son côté le petit avait vidé sa tirelire pour nous payer des bougies, de l'encens et un petit bracelet. Je me suis demandé où et quand il avait pu acheter tous ces trucs, il semblait aussi heureux de nous les offrir que d'ouvrir ses paquets. À la fin les jouets les DVD les jeux vidéo et les boules de papier cadeau déchiré recouvraient la totalité du tapis. Sous le sapin il ne restait plus que nos chaussures et, un peu à l'écart, pour personne, une peinture et un collier fabriqué par Manon. Je me suis tourné vers elle, elle coiffait sa Barbie Belle au bois dormant.
- C'est pour qui, ce qui reste ?
- Ben. Pour maman. Quand elle reviendra.
Elle a répondu ça sur un ton si naturel, les choses semblaient tellement aller de soi pour elle, je l'ai embrassée sur les cheveux et je suis sorti, le cœur en charpie. Dehors le froid de la nuit était égal à celui du jour, si bien que l'air en paraissait presque adouci malgré la morsure première. J'ai fait quelques pas sur la promenade, la mer était haute et vue du port de plaisance, on ne pouvait rien dire de son état, elle pouvait très bien se déchaîner plus loin tout en restant calme ici. Je me suis assis sur les marches et j'ai allumé une cigarette. Le pub était fermé et à part moi il n'y avait personne dehors, partout on couchait les enfants ou bien on passait aux digestifs. Alex m'a rejoint avec deux cigares, d'un geste tendre il a posé sa main sur mon épaule et m'a attiré contre lui. Puis il s'est allumé son havane et la première taffe a paru le remplir d'un bonheur indescriptible. Je l'ai regardé faire, un moment je me suis demandé à quel jeu il pouvait bien jouer, s'il réalisait qu'il n'y avait pas plus d'une chance sur mille pour que ce gosse soit de lui mais je n'ai pas eu le temps d'y réfléchir.
- Je sais bien ce que tu te dis... il a fait.
J'ai allumé mon cigare en le faisant bien tourner sur lui-même. Une odeur de bois, de terre, de caramel et de réglisse s'est mise à flotter dans l'air.
- Je ne suis pas con, a-t-il poursuivi. Depuis cinq ans on a fait tous les examens de la terre. Mais qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? Nadine voulait un enfant. Et moi aussi. Elle a fait ce qu'il fallait. Qu'est-ce que ça change ?
Sa sagesse m'a collé des larmes dans les yeux. J'ai tiré sur mon San Cristóbal et une forêt de pins où courait la bruyère m'a poussé dans le ventre et les poumons. On les a fumés jusqu'à la bague, au moment où on les écrasait deux goélands se sont mis à gueuler pour rien ni personne. Sous les réverbères, un chien pissait et au bout de sa laisse un type coiffé d'une chapka grise nous a souhaité joyeux Noël. Quand on est rentrés les gamins étaient encore sur le tapis à faire l'inventaire de leurs cadeaux. On a bu nos whiskies en les regardant, Alex m'a confié qu'il s'en faisait pour la petite, il faudrait bien qu'un jour ou l'autre je trouve un truc à lui dire au sujet de Sarah. Je me suis contenté d'acquiescer, c'était Noël, Nadine était radieuse, les enfants jouaient et sur la chaîne les anges chantaient, pour rien au monde je n'aurais voulu briser tout ça.
Ils sont montés se coucher un peu après une heure, Alex et Nadine les ont imités une demi-heure plus tard et je suis resté seul dans le salon. J'ai allumé la télévision et je me suis endormi devant une église où des grosses Noires en tunique bleu nuit hurlaient des gospels.
Le lendemain, Isabelle et son fils Gaël sont venus déjeuner à la maison. Ils se sont pointés les bras chargés de cadeaux, elle les yeux allumés, maquillée, coiffée, vêtue d'or et de soie, resplendissante et drôle, bavarde et riant pour un rien, lui les cheveux ras et les muscles secs, des yeux de chien-loup dans un visage creusé et là-dessus, une voix et des gestes d'une douceur insoupçonnable, Les enfants ne s'y sont pas trompés, ils l'ont adopté aussi sec et toute la journée se sont disputé son attention. J'ai fait rissoler des Saint-Jacques, griller des bars, flamber des bananes, on a mangé tout ça en un clin d'œil, dans la douce fatigue des lendemains de fête. Après le café, je me suis écroulé sur le canapé, j'étais claqué, Isabelle m'a rejoint, le soleil nous tombait dessus de toute sa bienveillance, on a somnolé comme ça bienheureux tandis qu'au jardin, les gamins essayaient de planter des buts à leur nouvelle idole. Bréhel est entré sans sonner et nous a trouvés à moitié endormis, ses paquets débordaient de pulls marins, de cabans et de vareuses. Gaël en a fait le plein, il n'avait emporté que le strict minimum et manquait de vêtements, plus les jours passaient et plus son envie de repartir en mer s'amenuisait, il envisageait de prolonger son séjour de quelques semaines, Isabelle en rajeunissait à vue d'œil. Justine est entrée à son tour, en la voyant j'ai senti mes poumons se déchirer comme du mauvais papier, je me suis excusé et je suis allé vomir, dans ma tête rien n'était très clair mais ça me sortait par la bouche et me retournait les tripes de la voir là, de l'imaginer face à ce type, elle finissait par se confondre avec Sarah et des images revenaient du tréfonds, des images enterrées redoutées tenues à distance, ces images abominables où Sarah souffrait, suait la terreur et finissait par mourir mutilée... Quand je suis revenu Justine m'a souri et j'ai fui son regard. Elle n'a pas relevé, elle était occupée à tout autre chose, avec Gaël cette façon qu'ils avaient de se manger des yeux ça ne trompait personne. Ils se sont assis dans un coin, totalement absorbés l'un par l'autre et on ne les a plus entendus de l'après-midi. Les enfants sont revenus frigorifiés et couverts de boue. Ils n'ont pas pris le temps de se débarbouiller et se sont lancés dans une partie de bataille navale. J'ai fermé les yeux. Bréhel venait d'ouvrir son journal et le commentait à voix haute, Isabelle s'étirait, Justine et Gaël pouffaient de rire toutes les trois secondes. Enroulé dans mon vieux plaid orange, je me suis levé et j'ai préparé du thé. Les enfants réclamaient leur lait au chocolat. Par l'embrasure j'ai contemplé tout ce petit monde et j'ai prié pour que rien ne change, pour que tout reste en l'état pour les siècles futurs. Ou que tout s'arrête et disparaisse sans cri ni douleur. Mais le pire était à venir. Ce n'était même qu'un début. Le pire était certain. Il avait déjà eu lieu. Nous n'étions pas au bout de nos peines. Je le savais. Les jours qui suivraient seraient les plus douloureux, les plus violents, les plus déchirants de notre vie et j'ignore encore comment nous avons pu nous sortir de tout ça, rester vivants tous les trois.
Le lait frémissait doucement, il n'allait pas tarder à s'échapper de la casserole. J'ai éteint et j'ai collé mon front à la fenêtre. Dehors, le ciel se découpait en larges bandes contradictoires : des litres de lumière dorée se déversaient sur la cour, par l'ouest les nuages noirs et violets déferlaient à toute vitesse, bientôt la pluie allait s'abattre sur les maisons au coude à coude, frottées les unes aux autres, serrées en retrait de la mer, poussées à l'eau par le pays tout entier, suspendues juste au-dessus, en lisière, marginales et fragiles, menacées mais debout.